http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/polix_0295-2319_1989_num_2_6_2102

Loïc Blondiaux
Kantorowicz (Ernst), Les deux corps du Roi , Paris, Gallimard,
1989
In: Politix. Vol. 2, N°6. Printemps 1989. pp. 84-87.
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Blondiaux Loïc. Kantorowicz (Ernst), Les deux corps du Roi , Paris, Gallimard, 1989. In: Politix. Vol. 2, N°6. Printemps 1989. pp.
84-87.
doi : 10.3406/polix.1989.2102
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/polix_0295-2319_1989_num_2_6_2102
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Lectures
tKrAadNuiTt OdRe OlW'anIgClZai s (Eprarn stJ)e, anL-ePsh iDliepupxe Ceto rNpsic odlue rGoie,n ePta,r i6s4,3 Gpa.l limard, 1989,
Certains livres ont un destin étrange. Peu d'ouvrages historiques ont suscité autant d'exégèses, de commentaires et de détournements que Les Deux Corps du roi d'Ernst Kantorowicz, paru en 1957 aux Etats-Unis. En France, l'écho rencontré par ce texte a d'ailleurs largement débordé les milieux historiens. De M. Foucault à L. Marin et de M. Gauchet à P. Legendre, nombreux sont ceux qui ont contribué à lui assurer une célébrité sans précédent. La traduction tardive de l'oeuvre du médiéviste allemand vient combler une lacune évidente et semble devoir faire rebondir un débat d'interprétation déjà largement entamé1. On a souvent souligné la trajectoire exceptionnelle de cet intellectuel juif prussien disparu en 1963, contemporain et ami d'Ernst Panofsky. Etudiant à Heidelberg dans les années 20, il prend le parti de l'ultra-nationalisme et fréquente le cercle de Stefan George. Sa thèse, L'empereur Frédéric II, reflète ce combat en faveur de l'exaltation de la nation allemande et lui vaut d'être nommé professeur à Francfort en
193Ö2. Dès 1934, il se sent menacé par le nazisme, hante les bibliothèques de l'Europe entière et choisit le chemin de l'exil en 1938. A Berkeley, où il obtient un poste d'histoire du droit constitutionnel anglosaxon, il refuse de prêter serment en 1949-1950 au mac-carthysme, au nom de la liberté de pensée de l'universitaire, que garantitssent, selon lui, la coutume et le droit ancien. La tentation est grande de mettre en regard ces fragments d'histoire personnelle et l'oeuvre du médiéviste accompli qu'était E. Kantorowicz lorsqu'il composa Les Deux Corps du roi à Princeton en 1957. Peu de commentateurs y ont échappé au risque de fausser l'interprétation d'un texte qui reste avant tout et surtout un texte d'historien. Les Deux Corps du roi apparaît en fait comme le résumé d'une recherche centrée sur la symbolique du pouvoir à l'époque médiévale. Travail qui relève au premier chef du domaine de l'historien. Le point de départ du livre repose sur une métaphore, rencontrée pour la première fois sous la plume d'un juriste élizabéthain, puis constamment reprise sous les Tudor et qui énonce la dualité corporelle du roi.
Selon cette image, le roi posséderait deux corps, l'un naturel, mortel, soumis aux infirmités, aux tares de l'enfance et de la vieillesse ; l'autre surnaturel, immortel, entièrement dépourvu de faiblesses, ne se trompant jamais et incarnant le royaume tout entier. Cette métaphore singulière connaîtra par la suite des développements spectaculaires en Angleterre, autorisant ainsi les Puritains à combattre puis exécuter le roi Charles I (corps mortel) au nom même de Charles I (corps politique) en 1649. Cette bizarrerie typiquement anglaise, qualifiée de "merveilleuse démonstration d'absurdité métaphysique" par l'historien Maiüand, négligée par les spécialistes de l'histoire anglo-saxonne, E. Kantorowicz va s'y intéresser et se proposer d'en retrouver l'origine et le sens. Véritable énigme placée au seuil de la recherche, la fiction des "deux corps du roi" va servir de fil conducteur à l'auteur dans une investigation au coeur des strates les plus
primitives de la pensée politique médiévale.

Dans le cadre de sa recherche, Kantorowicz définit trois moments successifs, trois constructions typiques de la royauté qui se sont imposées en Europe occidentale entre le Xème et le XVIème siècles. Premier modèle, apparu à l'aube de cette période, celui d'une royauté christo-centrique, conçue à l'imitation du Christ et repérée par l'historien dans l'ouvrage d'un anonyme normand du Xlème et sur les frontispices des évangiles d'Aix la Chapelle (943) qui figurent l'empereur Othon sous les traits du Christ. A l'image du Christ, le roi est perçu comme une personne géminée, homme par nature et Dieu par la grâce. Ce modèle primitif de royauté liturgique va s'effacer très vite pour laisser place à une royauté centrée sur le droit et sur la justice. Un fait décisif concourt à cette évolution : la substitution, aux Xllème et XHIème siècles, de la jurisprudence à la théologie comme source principale d'inspiration des doctrines du pouvoir politique. Instruits du droit romain renaissant, les juristes vont procéder au détournement des concepts théologiques au profit de l'empereur puis des Etats territoriaux séculiers. Dans les Liber Augustalis de l'empereur

* L'oeuvre traduite de Kantorowicz comprend désormais, outre le présent ouvrage, un recueil d'articles parus entre 1948 et 1961 et repris sous le titre de Mourir pour la patrie, Paris, PUF, 1984 ex L'empereur Frédéric II (1927), Paris, Gallimard, 1988. L'actualité éditoriale d'E. Kantorowicz s'élargit à la traduction récente de la thèse d'un de ses principaux disciples : Ralph Giesey, Le roi ne meurt jamais, Paris, Flammarion, 1987. Du même auteur : Cérémonial
et puissance souveraine. France XVème-XVIIème siècles qui intègre de longs développements sur l'oeuvre de
Kantorowicz. A noter également l'ouvrage d'Alain Boureau, Le simple corps du roi. L'impossible sacralité des
souverains français France XVème-XVIIIème siècles, Paris, Editions de Paris, 1988, qui commente et revient sur
l'oeuvre maîtresse du médiéviste. La revue Préfaces a consacré, dans sa livraison de novembre-décembre 1988 un dossier
très utile à Emst Kantorowicz.
^ Kantorowicz s'opposera longtemps à toute réédition de sa thèse dont P. Legendre souligne qu'elle reçut un écho plus
que favorable dans les milieux nazis, Mourir pour la patrie, op. cit., p. 10.
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Frédéric II, comme chez le juriste anglais Bracton, l'empereur et le roi sont représentés comme "pères et
fils de la justice", incarnation du droit et "loi vivante", en écho au renouveau de la philosophie
aristotélicienne. Parallèlement, s'opère un autre changement majeur : une première institutionnalisation du
pouvoir d'Etat au travers du Fisc assimilé au Christ et aux biens sacrés de l'Eglise et que nul, pas même le
roi, ne peut aliéner. Avec l'émergence d'une sphère publique autonome au XHIème, les Etats territoriaux
commencent à revendiquer pour leur propre administration une permanence jusque-là réservée à l'Eglise et
à l'Empire romain.
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l'Etat (dont la tête est le prince). Ce dernier emprunt emporte une conséquence décisive : en tant que "corps
mystique" et accédant au rang d'Universel, de "personne fictive", l'Etat est appelé à ne jamais mourir.
Cette sacralisation de l'Etat va donner l'essor à une véritable mystique de la Patrie, calquée sur le
martyrologue chrétien. L'Etat - nouvelle Eglise- peut désormais exiger que l'on meure pour lui. A ce corps
immortel il manque une tête. Un roi mortel ne peut prétendre incarner une fiction intemporelle. Différents
éléments vont produire les conditions de possibilité d'une croyance en l'immortalité du roi : la continuité
dynastique qui prend le pas sur l'onction du couronnement papal ; la "fiction de la couronne" par laquelle
"le mort saisit le vif et qui rend indifférente la succession du père et du fils sur le trône et la notion de
"dignité royale" qui permet d'assurer la coexistence entre le corps naturel du roi et le principe supérieur qui
le transcende (son corps politique). Dans sa conclusion, E. Kantorowicz s'interroge sur l'originalité
profonde de la métaphore des "deux corps du roi" : s'agit-il d'un véritable produit de la théologie politique
chrétienne ou n'est-elle qu'un avatar de la pensée païenne de l'Antiquité qui, à plusieurs reprises, avait
souligné l'ambivalence de l'empereur romain ?
Cette ultime interrogation pose un défi au lecteur. La portée d'une oeuvre aussi riche, bâtie avec un souci
inouï du détail, traversée par une érudition prodigieuse et qui mobilise une somme de connaissances et de
savoir-faire impressionnante (art, théologie, droit, philosophie ...), doit-elle se limiter à cette recherche
obsessionnelle des origines d'un concept par ailleurs aberrant ? Faudrait-il alors souligner la gratuité d'une
telle démarche ? Ce serait oublier que E. Kantorowicz a voulu faire oeuvre d'historien, de généalogiste
pour qui seule compte la recherche des causes premières. Qu'il soit en fait question de tout autre chose
dans cette oeuvre, Kantorowicz le sait, mais ne le dit pas. Plusieurs lignes de force traversent l'oeuvre et
en livrent la clé.
Toute la réflexion de l'auteur est orientée autour des rapports complexes reliant la symbolique religieuse
aux premiers développements de l'Etat moderne. L'Etat s'est forgé, dans un premier temps, à l'imitation de
l'Eglise. C'est précisément cette fusion des modes de légitimation qui a donné naissance à la coexistence de
deux ordres de légitimité indépendants1. Ironie de l'histoire, c'est en endossant les oripeaux de l'Eglise, en
s'appropriant les principaux attributs de légitimité de l'Eglise, que l'Etat est parvenu à supplanter cette
dernière dans son système d'allégeances. Dans un article antérieur, E. Kantorowicz résume cet apport :
"Sous le Pape - principus et verus Imperator - l'appareil hiérarchique de l'Eglise romaine (...) manifeste
une tendance à devenir le prototype parfait d'une monarchie absolue et rationnelle fondée sur une base
mystique, alors qu'au même moment, l'Etat avait de plus en plus tendance à devenir une quasi-Eglise et à
d'autres égards une monarchie mystique fondée sur une base rationnelle. C'est dans ces eaux - eaux
saûmatres il faut le dire - que le nouveau mysticisme étatique trouva son fondement et son lieu de
résidence"2.
Une question demeure : par quelles voies s'est opéré ce transfert d'une sphère de légitimité à l'autre ? E.
Kantorowicz fournit la réponse en insistant sur le rôle capital joué par les juristes - considérés en tant que
collectif impersonnel, rarement individualisés - proches du pouvoir impérial puis du pouvoir royal, dans ce
passage. Ces juristes du XHIème siècle sont à la fois nourris de droit canon et de droit civil romain,
puisent aux mêmes recueils de textes et apparaissent perméables aux mêmes influences. Cette
indifférenciation des savoirs et des rôles, l'empreinte laissée par le vocabulaire théologique et l'absence
d'autre modèle de légitimité disponible, vont conduire ces juristes à énoncer le politique en termes
religieux, contribuant par là-même à la sacralisation du pouvoir d'Etat et à son autonomisation aux dépens
de l'Eglise. E. Kantorowicz s'intéresse peu aux conditions sociales de production de ce discours juridique.
Il laisse à d'autres le soin d'articuler ces discours de représentation du pouvoir sur les pratiques et les luttes
qui formaient la réalité de ce temps3. Tout au plus revient-il sur la stratégie de promotion sociale de ceux
1 Cet aspect de l'oeuvre de E. Kantorowicz a été analysé par J. Lagroye, "La légitimation", in Grawitz (M.) et Lee a (J.),
dir., Traité de science politique, tome 1, Paris, PUF, 1985, p. 432 et ss.
"Les «Mystères de l'Etat». Aux origines médiévales d'un concept absolutiste", traduit dans Mourir pour la patrie, op.
cit., p. 79.
3 A cet égard, on peut être tenté d'établir un parallèle entre Les Deux Corps du roi et Les trois ordres ou l'imaginaire du
féodalisme de Duby. Au delà de nombreuses convergences, les savoir-faire historiens s'opposent. Kantorowicz reste
avant tout un historien des idées médiévales et s'attache à les considérer en aval, selon leur point d'impact, là où Duby
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qui servent leurs intérêts propres en servant les intérêts de l'Etat, se proclamant "prêtres de la justice",
revendiquant ainsi pour eux mêmes les attributs de légitimité réservés habituellement aux évêques1.
Autre régularité de la pensée politique médiévale repérée par Kantorowicz : l'obsession de la continuité du
pouvoir. Tout se passe comme si le Moyen âge semblait tendre vers un objectif unique : assurer la
perpétuation du pouvoir royal, dissocier l'office de son titulaire, arracher l'exercice du pouvoir au pur jeu
du destin et de la force. C'est cette recherche paroxystique de concepts susceptibles de concevoir
l'intemporalité du pouvoir qui occupe les juristes du Moyen âge. Sans cet imaginaire de la continuité il
n'y a pas d'institutionnalisation du pouvoir d'Etat possible. C'est à cette quête, qui se déploie notamment
sous la forme de métaphores organiques, que s'intéresse surtout E. Kantorowicz2.
Pour terminer, on peut s'interroger sur le destin d'une oeuvre soumise à toutes les interprétations et h' vrée
aux commentaires les plus contradictoires. On a voulu voir chez Kantorowicz, l'historien des "Origines
médiévales de l'Etat moderne"3, alors qu'il est avant tout l'historien des origines antiques de la pensée
politique médiévale. A cette condition, il devient possible de comprendre le sens de la conclusion des Deux
Corps du roi. S'il pressent que les axiomes de théologie politique médiévale qu'il met au jour allaient
façonner durablement les représentations du pouvoir politique jusqu'à l'époque moderne, là n'est pas son
propos. Ou plutôt il se refuse à l'admettre : "Ce serait aller beaucoup trop loin que supposer que l'auteur a
été tenté de s'interroger sur l'origine de certaines idoles des religions politiques modernes" annonce-t-il dans
sa préface avant de préciser ailleurs que "la fascination exercée par les documents historiques a précédé
toutes les arrière pensées". On a trop souvent insisté sur l'aspect prophétique de l'oeuvre de Kantorowicz4 -
censée anticiper sur les développements ultérieurs du pouvoir d'Etat - pour qu'il faille insister sur ce point.
A force d'interprétation, il y a dénaturation du travail de l'historien. Le pillage de son territoire est la
rançon de sa réussite selon des schemes proprement historiques.
Sous un autre angle, on a voulu voir dans la métaphore des "deux corps du roi" - la force et le pouvoir
évocateur de l'image l'expliquent sans doute - la figure matricielle du développement de l'Etat absolutiste et
de la Monarchie de droit divin. L. Marin5 et J.-M. Apostolidès6 ont ainsi adapté, de façon très stimulante,
chacun de leur côté et en des sens très différents, cette métaphore pour analyser le règne de Louis XIV. Or,
E. Kantorowicz souligne bien que cette figure est restée un énoncé singulier, strictement circonscrit à
l'Angleterre des XVIème et XVIIème siècles. On ne la rencontre nulle part ailleurs. Il précise encore que la
dissociation entre corps politique et corps naturel au sein du giron royal, a été rendue possible en
Angleterre par la présence du Parlement, incarnation visible et tangible de ce corps politique. En France, et
a fortiori dans les autres monarchies occidentales, ce concept est resté informulé. Ralph Giesey s'est
efforcé de retrouver cette image dans le rituel funéraire des rois de France aux XVème et XVIème siècles7.
Cette interprétation semble pouvoir être contestée**. Il semblerait, au contraire, que la fiction des "deux
corps du roi", dans sa formulation définitive, n'ait pas eu la diffusion spatiale et temporelle qu'on lui prête
généralement. Elle n'est pas un invariant de la pensée politique occidentale mais l'aboutissement, dans un
contexte précis, d'un gigantesque travail de dissociation du pouvoir de son enveloppe charnelle. Partout
ailleurs, l'absolutisme a eu pour conséquence de rétablir la confusion entre l'office (corps politique) et son
titulaire (corps personnel du roi).
Les Deux Corps du roi nous emporte enfin sur un dernier terrain : celui des croyances9. Peut-on imaginer
que les hommes du Moyen-âge aient crû aux mythes que les juristes fabriquaient pour eux ? Dans une
digression étonnante (p. 218), E. Kantorowicz note que les juristes eux-mêmes pouvaient ne pas y croire.
les saisit en amont, les recontextualisant et initiant, pour une période antérieure, une réflexion sur le travail effectif des
clercs.
* Kantorowicz développe cette analyse dans un article postérieur, "Kingship under the impact of scientific
jurisprudence", (1961) reproduit dans Ernst H. Kantorowicz, Selected studies, J.-J Augustin publishers, Locust Valley,
N-Y, 1965, pp. 151-166.
2 Comme l'a fortement souligné Ralph Giesey, Cérémonial et puissance souveraine, op. cit., p. 17.
3 Pour reprendre le titre de l'ouvrage de J. R. Strayer (Paris, Payot, 1979), qui constitue à certains égards l'envers des
Deux Corps du roi. L'auteur y insiste surtout sur les modalités concrètes et pratiques du processus
d'institutionnalisation du pouvoir d'Etat, point que E. Kantorowicz ne fait qu'effleurer.
^ M. Gauchet développe ainsi une analyse des relations entre christianisme et politique et de la genèse de l'Etat moderne
à partir de l'oeuvre de Kantorowicz qui relève surtout de la philosophie politique et n'engage pas le texte initial. "Des
deux corps du roi au pouvoir sans corps. Christianisme et politique", Le Débat, juillet-août 1981, pp. 133-157 et
septembre-octobre 1981, pp. 147-168.
~* Le portrait du roi, Paris, Minuit, 1981.
^Le roi-machine. Spectacle et politique au temps de Louis XIV, Paris, Minuit, 1981.
o0' SCaf. tBhoèsuer e(Laue r(oAi .)n,e Lme eusirmt jpalme caiosr,p osp d. uc irto.)i , eostp .u nciet .,t epnpta. ti1v6e- 6d3e. validation de cette hypothèse.
" Un terrain sur lequel se place A. Boureau, ibid., qui apporte des notations très suggestives sur cette question.
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Quelle pouvait être alors la sphère d'efficacité pratique des concepts qu'analyse Kantorowicz ? A certains
moments, il note que le processus d'extension des bornes du pouvoir royal - par la force - semble avoir
précédé, en pratique, les justifications et les mises en ordre conceptuelles que lui ont apportées les juristes.
A d'autres, il semblerait que l'institutionnalisation du pouvoir d'Etat n'ait pu se passer de l'argumentaire
théologico-politique mis au point par ces derniers (notamment lors des procès où s'actualisent les théories
juridiques). Tout se passe comme s'il s'agissait de deux niveaux de réalité, interdépendants et
indissociables. Chaque avancée du pouvoir d'Etat semble réclamer sa mise en forme théorique, sans que
l'on puisse isoler la contribution propre de la pensée politique médiévale au façonnement des corps, des
comportements et des croyances qui a permis l'édification de l'Etat sous sa forme moderne. C'est à une
réflexion sur la magie opératoire des concepts que nous invite E. Kantorowicz au sortir d'un livre qui, par
le mélange singulier de proximité et d'éloignement qu'il provoque chez le lecteur, gardera pour longtemps
encore son pouvoir de fascination.
Loïc Blondiaux
IEP Paris - CEVIPOF
AGULHON (Maurice), Histoire vagabonde, Paris, Gallimard, 1988, 2
tomes, 343 p. et 356 p.
La publication de ces deux recueils d'articles écrits entre 1971 et 1985, caractéristiques de la façon dont M.
Agulhon aborde le politique tout au long de son oeuvre, fournit une bonne occasion de revenir sur les
principales pistes que son travail a ouvertes au politiste et les questions qu'il suscite. Aussi, des deux
volumes de cette Histoire vagabonde, on ne retiendra volontairement ici que le premier ("Histoire et
ethnologie"), aux dépens du second ("Idéologies et politique") qui, aux dires mêmes de l'auteur "pourra
paraître, à certains égards, plus conventionnel" (t.l, p. 13) ; et l'on n'hésitera pas, à notre tour, à
vagabonder dans ses autres ouvrages.
Qu'y a-t-il donc de commun entre l'étude des chambrées en Basse-Provence dans la première moitié du
XIXème siècle et l'étude de l'érection de monuments à la gloire de Jaurès dans les années 1920, ou encore
entre la comparaison du movimiento des campagnes espagnoles en 1936 et les révoltes provençales
antibonapartistes et l'histoire de la protection des animaux au XIXème siècle ? Fondamentalement un
même refus de prolonger "l'histoire politique précise et investigatrice", jugée bien connue, pour suivre les
traces de G. Duby et J. Le Goff sur le chemin de "l'histoire floue mais renouvelée des problématiques
socio-culturelles" (Ll, p. 12). M. Agulhon a en effet choisi de détourner son regard des institutions et de
leurs luttes de pouvoir, pour comprendre comment la politique est entrée dans les moeurs ou, plus
précisément, comment elle est devenue au cours du XIXème siècle une dimension constitutive des
relations et de la réalité sociale, non seulement pour la France bourgeoise, mais au sein de la France
rurale. On retrouve bien sûr le thème de la politisation, déjà au centre de sa célèbre étude sur les succès du
mouvement républicain dans le Var après 18301. Mais quelle(s) réalité(s) recouvre cette notion jamais
véritablement définie par M. Agulhon, plus attentif à caractériser un phénomène qu'à en proposer une
approche théorique.
Irréductible au simple apprentissage des techniques de la démocratie représentative et des catégories de la
politique nationale (bourgeoise et urbaine), le concept renvoie davantage à un mouvement de
"contaminations réciproques"2 entre des pratiques sociales bourgeoises à dominante urbaine et des pratiques
populaires et rurales. Certes l'échange est inégal. La démocratie correspond aux intérêts et à l'influence de
groupes sociaux particuliers, à l'instar de ces fils de bouchonniers enrichis de La Garde Freinet devenus
étudiants radicaux, décrits dans La République au village ^ ; et ce sont les contextes historiques parisiens
qui donnent sens aux différents conflits locaux successifs et permettent une mobilisation qui dépasse les
frontières du canton. Notons cependant, à propos de ce dernier point, que la probabilité pour qu'éclatent ces
conflits renvoie à des configurations locales qui interdisent de penser la politisation comme un processus
de pure "nationalisation". La comparaison entre le mouvement de défense de la République après le coup
d'Etat du 2 décembre 1851 et la lutte acharnée des républicains espagnols permet à l'auteur de rappeler, que
smi o"upvaermtoeunt tl"'a ffseai rfer aegstm den'atme pelneu ré pnraetuivonesa led eet , feonr cpe rmincuinpei,c itpoaultees p ooùli tilqesu ep, a(r.t..i)s plaorctaouuxt aeuns spi rlées e"ndécbeu tso ndut
étroitement déterminés par les forces sociales locales. Le mouvement est d'abord une somme de luttes de
classes vécues dans mille microcosmes urbains" (L 1 , p. 209)4.
* La République au village, Paris, Pion, 1970.
2 Ibid., p. 265.
3Ibid.,p. 126-145.
4 On peut rapprocher cette analyse de cette remarque de La République au village (op. cit., p.145) : "Ainsi se confirme
au passage la nécessité d'une étude globale de l'histoire, qui sache rapprocher le social et le politique, le local et le
national, pour les éclairer les uns par les autres".
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